En
2004, lors de l’inauguration après agrandissement du MoMa, le Museum of
Modern Art de New York, on put constater que le peintre français
Jacques Villeglé était le seul artiste européen en vie à être exposé
dans la salle consacrée au Pop Art. Considéré depuis 1977
outre-Atlantique comme un précurseur du Pop Art aussi important que
Jasper Johns 1, ce n’est qu’en 1987 que Beaubourg acquiert une de ses
œuvres et il fallut attendre l’année 2005 pour que le « petit milieu de
l’art parisien », en particulier les « officiels et les fonctionnaires
»2, s’aperçoivent de son existence et l’année 2008 pour voir au Centre
Pompidou à Beaubourg une rétrospective de ses œuvres.
Une consécration internationale aujourd’hui bien légitime pour celui qui signa en 1960 dans l’atelier d’ Yves Klein la première déclaration constitutive du mouvement des Nouveaux Réalistes, aux côtés d’Arman, Dufrêne, Hains, Tinguely, Raysse, Spoerri. Des artistes aujourd’hui « historiques », qui avaient voulu s’affranchir de l’abstraction et de la figuration pour ouvrir la « peinture » à des éléments empruntés à la vie quotidienne, à des objets prélevés dans la réalité de leur temps à la suite de Marcel Duchamp. Dès les années d’après guerre, avec son complice Raymond Hains, Villeglé va chercher à se démarquer de l’art officiel trop enclin à répondre aux attentes esthétiques convenues du grand public, un art qui se méfie des avant gardes et rejette toute innovation. Ils regardent alors le monde qui les entoure et rien de ce qu’ils découvrent dans la peinture de leur temps ne semble correspondre à l’époque telle qu’ils la ressentent. De là vient leur désir de rupture, qui après quelques atermoiements, quelques tentatives du côté de la photographie, les mènera aux affiches lacérées. En 1947 Villeglé ramasse un fil de fer en Bretagne près du mur de l'Atlantique et Hains en réalise un photogramme. « Tout est parti de là. » dit Jacques Villeglé. « J'ai tendance à dire que je n'ai rien fait : j'ai juste ramassé un fil de fer par terre. C'est tout. » Ramasser, collecter quelque chose qui est déjà là. Voilà les bases d’un manifeste. « Ravir plutôt que faire » inscrit-il sur une ardoise montrée lors de sa rétrospective au Centre Pompidou fin 2008. Peindre pourrait être ce ravissement, et les premières intuitions surgissent. D’ailleurs Villeglé est-il un peintre ? Je me souviens de cette interview en 2001 avec le peintre marocain Khalil el Ghrib, grand collecteur d’objets sur les grèves d’Asilah : « pourquoi vous obstinez-vous à me considérer comme un peintre ? Il faut chercher un autre mot » me confiait-il. Villeglé ne dit pas autre chose : « on ne sait plus si on est peintre, il n’y a plus de mot. On est en dehors des règles d’avant. » Avec les affiches lacérées, Villeglé découvre un art qui n’est pas fait par des artistes, la possibilité d’une construction qui peut s’inscrire dans le temps et se renouveler. Alors que l’époque est dominée par la peinture abstraite, il conçoit que les affiches peuvent raconter des histoires, ont cette capacité propre, due aux différentes typographies, aux changements de couleurs et de goût, à l’évolution des graphismes. Elle disent leur temps en quelque sorte, ce qu’il ne manquera pas de souligner en associant systématiquement les dates exactes aux lieux précis des collectes. Elles permettent même l’ébauche d’une réflexion sociologique et non plus simplement plastique. Voilà, on est bien dans le dépassement des « règles d’avant ». Les affiches lacérées par des anonymes montrent avant tout ce geste de totale liberté du passant qui en arrache quelques lambeaux, détourne et rejette parfois le message publicitaire ou politique, réinvente la disposition des couleurs et des graphismes. La lacération anonyme des affiches est le signe du refus et de l’irrespect du public pour la propagande, qu’elle soit commerciale ou politique, elle laisse apparaître des paysages où se brouillent et s’entrechoquent des signes, des mots, des couleurs et des images qui sont autant de fragments révélateurs de notre histoire sociale. C’est donc une œuvre collective et non celle d’un seul. Une œuvre nouvelle qui rapproche l’art de la vie. Autre manifeste déterminant pour lui qui pressent que le réel est là et non dans sa transposition, comme l’a toujours fait la peinture selon les règles anciennes. « C'est l'anonyme de la rue qui intervient sur les reflets de la culture dominante... Je passe après. » dit Villeglé. L’œuvre est là, faite par tous, l’artiste ne fait rien, il passe après. C’est sur cette base simplissime qu’il va construire son œuvre singulière et novatrice. Il va extraire des fragments d’affiches sur les palissades et les murs de la ville avant de les maroufler sur toile, sans autre intervention de sa part que la collecte et le cadrage. Une peinture sans peinture, comme un défi, mais qui garde un véritable vecteur plastique autonome. Il ne s’agit plus d’un travail de peinture mais d’une appropriation, un acte qui cherche à se libérer des deux carcans de la peinture, la beauté et la virtuosité pour, dans sa radicalité, devenir un acte certes esthétique mais éminemment politique, un acte qui tend à « appréhender l’art du quotidien dans une dimension plastique mais aussi poétique et socio-historique » comme le souligne Odile Felgine.3 Les affiches lacérées anonymes s’inscrivent dans le temps et sont les témoins de l’histoire sociale, des techniques d’impression, des mentalités aussi, des traces d’époques où se succèdent artistes à la mode ou politiciens en vue, mais elles portent aussi une dimension poétique du fait de l’effacement partiel ou total de leur « objet », de leur modification par les lacérations des passants, de leurs polychromies devenues aléatoires. Le fait que l’acte créateur de Villeglé commence par une promenade dans la ville est poétique en soi et nous rappelle que l’écriture, elle aussi, peut ressembler à une déambulation dans une ville. Mots tronqués, traces de dessins ou de graffitis, arrachements et coupures, collages, recouvrements… Comment ne pas rapprocher cela d’autres pratiques artistiques de cette époque, les poèmes lettristes de François Dufrêne, les cut up chers à la Beat Génération, les enregistrements de Burroughs ou de Bowles, la poésie sonore de Bernard Heidsieck ou la musique de Pierre Henry : me reviennent les sons de sa Messe pour un temps présent de 1967 et le sentiment que j’éprouvais alors en découvrant son célèbre Psyché rock, cette musique totalement neuve et euphorisante. C’est d’ailleurs avec Pierre Henry, justement, que Villeglé créa en 1999 les Apparitions concertées pour une commande du Confort Moderne de Poitiers : un parcours musical fait d’enregistrements sonores de rue accompagnant les affiches lacérées, « des sons très brefs qui interviennent par milliers, s’entrecroisent, se multiplient en réseaux acoustiques infinis et en accord avec le travail de captation de Villeglé »4. C’est à Bernard Heidsieck aussi qu’il confia la bande-son d’un des rares films qu’il réalisa et qui répondait au « déroulé heurté des images ».5 Le son et les images d’un présent pur, libéré du passé. C’est ce présent là que nous montrent les affiches de Villeglé qu’il faudrait « lire » comme on lirait en continuum les lettres des enseignes et les signes peints dans une déambulation lente au travers des avenues. Vraie lecture de la ville, comme il nous arrive de le faire dans les paysages urbains que nous traversons, calés à l’arrière d’un taxi et construisant des phrases mentales de tous ces mots et enseignes entrevus, ne sommes-nous pas tous un peu encyclopédistes oulipiens ? Mais cela a à voir avec l’écriture bien sûr, ce côté modianesque de regarder le réel dans les traces d’un temps en voie d’effacement, dans les inscriptions qui se superposent et se chevauchent, dans ces épaves mnémoniques qui ont perdu un peu de leur charge sémantique pour n’être que des objets un peu nus mais objets à réaction poétique. On conçoit donc aisément que la poursuite logique de ce travail aurait affaire à l’écriture, cet alphabet et ces graphismes sociopolitiques que Villeglé développe depuis plus d’une dizaine d’années. Les affiches des villes se sont habillées de plexiglas et de verre et restent hors de portée du geste rêveur ou rageur des passants ! Plus de chance aujourd’hui qu’elles soit envoyées, après la main lacératrice de l’anonyme et le rapt salvateur de Villeglé, directement au musée ! Se souvenant d’un graffiti aperçu dans le métro en 1969 et qui accumulait les sigles de différents partis politiques, il va mettre au point un alphabet dont les lettres seront passées au prisme de son imagination créatrice, détournées, surajoutées de différents signes, devenant sigles sursaturés qui sont l’exact reflet d’un autre présent pur, celui de notre monde encombré de surcharge informative. Toute l’œuvre de Villeglé s’est construite ainsi, sur un étonnant rapport au langage, que ce soit dans les lettres visibles sur les affiches lacérées et qui ont induit certains à penser que son travail devait être rapproché de celui des lettristes, ou dans ces graphismes sociopolitiques pour lesquels, sans avoir l’air d’y revenir vraiment, il retrouve le dessin et la peinture dont il a fait mine de se détourner pendant presque un demi siècle. Il s’est tenu au point de coïncidence entre l’artiste et l’anonyme, l’individu et le collectif, soutenant avec Lautréamont que « l’art doit être fait par tous et non par un ». Il a fait de nous des déchiffreurs de traces de civilisation, et de son regard vif et malicieux d’homme discret, avec ce sourire d’intelligence, sans jamais se prendre au sérieux, à près de 85 ans, il s’en amuse encore. Bernard Collet |